404. elle est morte, Soeur Sourire
Tous les 29 mars, je fais mémoire de Soeur Sourire, et notamment de son suicide en 1985, il y a plus de 20 ans. Et donc, un peu comme c'est le cas dans tous les anniversaires, je vais reprendre l'essentiel du texte de ma note de mars 2006. En fait, il y avait aussi eu une autre note en février 2005, alors que j'avais à peine commencé à bloguer.
C'est curieux comme le destin tragique de cette femme m'atteint...
Pour être honnête, je n'ai découvert Soeur Sourire que récemment, quand je suis allé voir la pièce de Marie Destrait, une pièce plusieurs fois reprise et que je vous conseille absolument d'aller voir si elle passe par chez vous. Jusqu'à ce que je remarque des affiches de la pièce, j'avais complètement oublié Soeur Sourire et son histoire. Juste quelques vagues allusions dans les milieux catho: un vieux truc remisé au grenier.
J'allais voir cette pièce avec des pieds de plombs, un peu par devoir. Et je me souviens que j'ai eu du mal à trouver quelqu'un pour m'accompagner. Mais j'ai encore le souvenir d'une très belle soirée! Excellent texte, excellents acteurs (tous les quatre), très belles scénographies (notamment les jeux de lumière). Beaucoup d'émotion et, en fin de compte, une très grande sympathie pour cette femme, une grande proximité aussi. Pas du tout le style lacrymogène ou revenchard que je craignais confusément. Pas non plus de glorification facile et factice. Juste une belle et grande figure tragique.
au théâtre du Méridien, à Bruxelles
Aujourd'hui, sa chanson phare (Dominique, nique, nique, en 1963) fait forcément rire, rien qu'à dire le titre. Mais il y a 40 ans, le mot niquer n'était pas encore entré dans le vocabulaire courant (avec le sens de baiser). On oublie aussi que cette chanson est connue dans le monde entier et qu'elle a été en tête des hit-parades américains pendant des semaines (devant Elvis). C'est le seul titre "belge" à avoir jamais atteint le sommet américain (pas même Technotronic en 1985, qui n'est arrivé que 2ème). D'ailleurs, pour la jeune génération, elle fait partie des sonneries de gsm les plus vendues dans le monde.
l'affiche de la pièce
Quelques rappels biographiques: Jeanine Deckers (née en 1933, une vraie Bruxelloise, pratiquement de la place de Brouckère, puis du parvis St-Henri) rejoint en 1959 les "grandes" Dominicaines installées près de Waterloo (à Fichermont). Chez les Guides, on l'avait totémisée "Ourson Concentré", c'est-dire comme elle devait sembler discrète et réservée. Au monastère, ses petites chansons simplettes (et surtout le Dominique) amusent sa communauté, jusqu'à ce qu'elles attirent l'attention d'éditeurs musicaux, de Philips pour ne pas les nommer. Elles deviennent un formidable succès (même en comparaison avec notre époque de starification expresse). Sous un nouveau nom (qu'elle trouve un peu ridicule et qu'elle n'aimera jamais vraiment), mais dans l'ignorance totale de la jeune novice, sont également vendus des centaines de milliers de disques (vinyl), d'abord en Belgique puis dans le monde entier.
soeur Luc-Gabrielle en novice
Hollywood crée une comédie musicale (The Singing Nun), avec Debbie Reynolds dans le rôle titre (un film qui devait lancer la jeune actrice, juste avant le célèbrissime Singing In The Rain). La religieuse ne sait toujours rien et ignore tout des transformations que le réalisateur et sa Prieure ont introduites dans l'histoire de sa vocation.
Plusieurs très grands chanteurs, dont Georges Brassens, admirent publiquement son talent, sa simplicité, sa lumière. L'auteur du "gorille" lui offre même une guitare, la traitant pratiquement d'égal à égal, alors qu'il était connu pour son anti-cléricalisme.
Lorqu'une grande librairie religieuse bruxelloise (qui existe encore aujourd'hui à la chaussée de Wavre) organise une signature du petit livre où la religieuse raconte sa vie (une rareté, si vous le trouvez, ne le lâchez pas), elle doit organiser deux jours de séance supplémentaire et la file s'allonge sur le trottoir sur plus de 100 mètres, presque jusqu'à la place Jourdan.
Ignorante totalement de ce succès planétaire, ignorant même l'existence du film, des nombreux articles sur elle, n'ayant aucune idée de la vente de son livre, la Soeur Luc-Gabriel rêve simplement de servir le Christ. Elle ressent l'appel à vivre religieusement mais sous une autre forme que la vie monastique assez cloîtrée des "grandes Dominicaines". Elle décide d'entrer dans la profession "sociale" qu'elle avait étudié à Louvain et quitte le couvent pour vivre à l'extérieur en tertiaire dominicaine.
Et c'est là que la tragédie commence : le fisc belge lui réclame pratiquement 200 mille euros, pour des arriérés impayés sur des disques, des livres, des films et des spectacles. La pauvre tombe totalement des nues. Imaginez la somme que cela représente dans les années soixante... Aujourd'hui, on estime que l'ensemble de sa carrière aurait pu lui rapporter entre 2 et 3 millions d'euros.
Son ancien monastère, qui a perçu tous les revenus, refuse d'essuyer l'ardoise du fisc. Légalement, le fait que la religieuse ait quitté l'habit fait qu'elle perd tous ses droits sur ces revenus. La Mère Supérieure aurait pu faire un geste mais refuse, en partie parce qu'elle n'avait pas l'argent (tout donné? tout dépensé?) et en partie parce que c'est contraire à la tradition monastique, paraît-il, de rendre à ceux qui sortent ce qu'ils ont apporté à l'entrée. Mais je n'ai pas eu confirmation complète de cette hypothèse: certains m'ont affirmés que la tradition du "viatique" pour ceux qui quittent un monastère est plus exacte. D'où ma sévérité pour la prieure de Fichermont...
Ceci dit, plus globalement, le rôle de la Prieure est plus que trouble et, s'il était typique de la manière habituelle d'exercer le supériorat à l'époque, je suis bien content que cela ait disparu. L'arbre se juge à ses fruits, et dans ce cas-ci c'est assez pourri...
De plus, l'avocat du monastère (qui s'est littéralement construit des châteaux en Espagne avec l'argent de ses honoraires) s'évapore lui aussi dans la nature : pas de preuves, pas de comptabilité, pas de traces de la destination de ses revenus. Il est d'ailleurs probable qu'il se soit aussi enrichi au détriment du monastèe lui-même. Pas moyen de mettre la main dessus dans ce paradis qu'était l'Espagne franquiste pour certains criminels enrichis. Pour le fisc, Jeanine Deckers pourrait très bien avoir planqué tout cet argent là où se cache son ancien avocat, et donc pas de pitié.
Alors, vers le milieu des années 70, Jeanine Deckers décide de monter sur scène pour gagner de quoi payer la note fiscale. Hélas, les Dominicaines lui interdisent d'utiliser le nom Soeur Sourire dont elles veulent garder les droits (et donc les revenus). Je trouve ça un peu mesquin...
Dès lors, son retour sur scène est un flop total: elle qui est une vedette mondialement connue doit se contenter de salles minables. Elle y perd même de l'argent. Même désastre avec la version disco de son titre phare (je vous l'offre en fin de note, écoutez-là: c'est quelque chose). Même sa brève apparition à un grand rassemblement eucharistique aux États-Unis ne réveille pas le public.
Pire encore, le fisc revient à la charge, en soupçonnant que ces apparitions sur scène à l'étranger ont généré des revenus qui lui sont cachés. D'où encore moins de pitié.
ses tentatives de retour sur scène
Entre-temps, Jeanine s'était installée avec une autre ancienne dominicaine de Fichermont, Annie Pecher, sa meilleure amie depuis l'époque lointaine des études universitaires. Elles se lancent ensemble dans un projet de maison pour une quinzaine d'enfants orphelins ou caractériels. C'est la profession d'Annie et toutes les deux investissent leurs maigres revenus dans le projet. Elles espèrent qu'un jour l'argent de Soeur Sourire va leur revenir et donc, généreuses et religieuses, elles se lancent dans l'apostolat de l'enfance malheureuse.
Pour Jeanine, hélas, arrivent assez vite la dépression, l'alcool, les médicaments (avec l'aide un peu complice de son pharmacien). Le monde entier connaît son nom et sa chanson; pourtant elle vit dans la menace constante de la misère. Aucune de ses démarches n'aboutissent, ni dans le monde religieux, ni auprès des maisons de disques qui disposent des sommes versées au titre de droits d'auteur et qui continuent à envoyer l'argent à son ancien monastère. On la trouve même de plus en plus pitoyable, le prototype même de la "pauvre vieille fille ratée".
Jeanine Deckers et Annie Pêcher
Autre déchéance: Le monde catholique la rejette complètement et la condamne parce que Jeanine, en apprenant l'invention de la pillule, créé une chanson de bonheur pour acclamer cette avancée pour la vie de toutes les femmes (le titre dit tout: "Pilule d'Or", en 1967). Quelques semaines plus tard, la condamnation vaticane tombe contre la pilule et, du coup, fait de la chanson de Jeanine un geste qualifié de rebelle par les autorités catholiques. L'ancienne religieuse devient une sorte de pestiférée. Et je n'ai pas à vous raconter la place des femmes dans l'Église à cette époque... Elle écrit alors quelques titres "musclés" et amers où elle s'en prend aux femmes faibles et soumises, aux hommes machistes et sexistes, aux autorités de l'Église (des hommes, encore). À un moment, elle écrit une chanson pour dire "Je ne suis pas une vedette" et que Soeur Sourire est vraiment morte. Une chanson que vous pouvez écouter en fin de note.
- « Je réclame de mes frères
- Le droit d'évoluer.
- De vivre solidaire,
- Parmi eux, consacrée.
- En short ou en tunique,
- Blue jeans ou pyjama,
- Je n'ajoute en critique,
- Le Seigneur est mon choix.
- […]
- Il est certain sourire
- Qu'il faut démystifier,
- Portrait un peu rapide,
- Portrait inachevé.
- Si cet autre visage
- Étonne certaines gens,
- Qu'ils vénèrent l'image
- Du sourire d'enfant.
- Elle est morte, Sœur sourire,
- Elle est morte, il était temps !
- J'ai vu voler son âme, À travers les nuages,
- Dans le soleil couchant. »
Début 1985, le fisc se fait pressant: il va saisir l'orphelinat, il faut donc replacer d'urgence tous les enfants et se résoudre à tout perdre.
Les deux femmes quittent alors l'état religieux de tertiaires. Elles reconnaissent leur amour l'une pour l'autre (on voit dans le journal de Jeanine qu'elle ne s'est "assumée" que vers la fin). Et elles décident de mettre fin à leurs jours un 29 mars. On les retrouve mortes, l'une à côté de l'autre. Il y avait bien assez de médicaments près d'elles pour se suicider plusieurs fois.
Comme il s'agit d'un suicide et qui plus est d'une affaire qui sent le fagot, de nombreuses églises paroissiales refusent de célébrer les funérailles. Dans la plus grande discrétion, les Bénédictins de Clerlande accueillent la cérémonie, très simple.
Quelques jours plus tard arrivent plusieurs lettres dans le courrier: le fisc prononce une amnistie pour les sommes dues et la maison de disques verse finalement les sommes qu'elle doit... Mais c'est trop tard...
J'ai beaucoup d'affection pour cette femme complètement oubliée. D'abord parce que c'est une grande tragédie: comme quelqu'un qui a passé sa vie à chanter l'amour, et notamment l'amour de Dieu, peut-elle finir aussi tristement?
Et puis j'ai l'impression d'un véritable martyre et d'un terrible gachis : même pour l'époque, l'attitude d'une série de vampires est proprement scandaleuse. La pièce de théâtre n'épargne pas la dureté de sa mère, de son ancienne supérieure, de ses anciens avocats et hommes d'affaires, du fisc ensuite.
Quelqu'un m'a dit un jour qu'on ne peut pas affirmer qu'on aime l'Église tant qu'on n'a pas souffert de sa part. Je sais que c'est vrai de beaucoup de chrétiens (saint François d'Assise par exemple). Mais dans le cas de Jeanine Deckers, je trouve que la dose était franchement exagérée, impossible à porter. Il me semble que, dans les demandes de pardon que l'Église pourrait exprimer, il y a le fait d'avoir conduit certains au désespoir. J'espère juste que, au moment de la mort, ces deux femmes ne se sont pas aussi senties abandonnées de Dieu lui-même...
Oui, quel gachis. Mais aujourd'hui, que leur lumière brille dans le Coeur de Dieu et que leurs vies soit bénies éternellement, là où il n'y a plus ni pleurs, ni larmes.
S'il vous arrive de passer par Wavre, en Belgique, prenez le temps d'une petite visite au cimetière (la pierre tombale est un cadeau récent de la ville, sinon elles seraient encore dans du "provisoire"). Et s'il vous arrive d'entendre cette mélodie un peu idiote (Dominique, nique, nique), notamment en sonnerie de gsm, ayez une petite pensée pour cette femme de rien du tout qui l'avait composée.
Discographie récente:
La Nonne Chantante en 2003
Soeur Sourire "Dominique" en 2005
plus généralement, je vous conseille ce sympathique site de Ghislain Debailleul.
Soeur Sourire "Dominique" (version disco)
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